Guerre et jeu : retour sur un combat gagnant

Call of Duty, Battlefield, Counter Strike… Des jeux sur la guerre, il y en a pléthore. Si le prochain Call of Duty : Infinite War se déroule dans l’espace, le joueur averti ne manque pas d’occasions pour incarner un soldat héroïque sur le champ de bataille. À l’heure ou le jeu souffre de nombreuses critiques relatives à la violence qu’il incarne, pourquoi le genre paramilitaire est-il si profiteur aux studios ?

© Banksy


Des origines dans un contexte de guerre froide

Les premiers balbutiements du jeu vidéo trouvent leurs origines dans les expérimentations opérées par des étudiants et chercheurs du MIT regroupé sous l’étiquette de « hackers ». À l’origine, cette pratique du hacking regroupait des expérimentations visant à détourner le matériel technologique et informatique en applications, le plus souvent ludiques.1 Financés par les instituts de recherches, ces expérimentations technologiques, qui donnent naissance à une application ludique des programmes informatiques, se développent dans un contexte de guerre froide, « où les instituts de recherche technologique étaient largement subventionnés par des fonds de soutien en provenance d’organismes comme l’agence des projets de recherche avancée du Pentagone. »2 Au cœur de la course à l’armement, les jeux vidéos entretiennent des liens étroits avec l’exploration spatiale, rendue concrète par la mission Apollo 11. Ces programmes vidéo-ludiques participent alors à la circulation de l’imaginaire de la conquête de l’espace, portée par les œuvres de science-fiction qui émergent à cette époque, telles Star Wars, les livres d’Isaac Asimov, ou encore la série Star Trek. Inspirés par l’idéologie militaire issue du contexte géopolitique et des avancées scientifiques dans lesquelles baignent ces étudiants du MIT, les jeux vidéo s’inscrivent dans une culture américaine belligérante, qui s’accentue avec le développement de la « masculinité militarisée »3.

Sébastien Genvo avance cependant que l’apparition du First Person Shooter (FPS), apparu au début des années 1990, constitue une réaction à la tendance monopolistique de Nintendo, que ce soit sur le marché des consoles ou celui du jeu vidéo. Démocratisé grâce à Pong, développé par Atari sur console de salon, le jeu vidéo se fraie un chemin parmi les univers sportifs. Dans les années 1980, Nintendo choisit une stratégie défensive vis à vis de sa production de console en protégeant juridiquement le développement de jeux sur ses consoles, et en misant sur une politique marketing poussée, inédite dans le secteur du jeu vidéo. C’est sur le segment des six-douze ans que Nintendo appuie sa production de jeux, avec des héros tels Mario ou Zelda : « De façon assez comparable aux studios Disney, Nintendo développe différentes règles précisant les éléments ne devant jamais y figurer : pas de sang, pas de signes religieux ou d’antihéros. »4 En réaction à cette tentative de domination du secteur du jeu vidéo, les autres éditeurs contre-attaquent, et cherchent à s’adresser à un public plus mature. C’est ainsi que Midway développe par exemple Mortal Kombat, plus violent, qui touche le public par la télévision, et via un marketing plus agressif.


Une idéologie de la « masculinité militarisée »

Dès son développement, le jeu vidéo est lié à la guerre. L’ARPANET, qui donnera naissance à l’internet que nous connaissons aujourd’hui, est utilisé pour modéliser des simulations de combat. Spacewar met déjà en scène des affrontements prenant place dans l’espace. Plus tard, l’armée américaine commanda même des jeux pour son compte, qu’il s’agisse d’entrainement ou de propagande, à l’instar du jeu Battlezone, premier jeu de tir commercialisé, et développé par Atari. Battlezone est un simulateur de tank, racheté par l’armée américaine et adapté à l’entrainement des soldats. Ce jeu ne sera pas le seul à faire l’objet d’une commande par le Département de la défense : en 2001, Ubisoft signe avec l’armée américaine un accord l’autorisant à utiliser une version du jeu Tom Clancy’s Rainbow Six : Rogue Spear (1999) pour entrainer les soldats à la prise de décisions.

© Anna Ogiienko

FPS et propagande

Considéré comme l’un des premiers FPS, Doom, sorti en 1993, marque le début de la production d’un nouveau type de jeu. La caméra évoluant à la première personne, le joueur est complètement associé au personnage, incarnant dans la majorité des cas un membre d’une organisation militaire ou paramilitaire.

En terme de propagande, l’armée développe en 2002 son propre jeu, America’s Army, disponible gratuitement en ligne5. Né aux États-Unis, ce type de jeu militaire et paramilitaire, s’adressant à une audience mature, se popularise par l’arrivée de Microsoft et Sony sur le marché des constructeurs et éditeurs, avec des titres comme Tomb Raider, et la commercialisation de la PlayStation.


Battlefield et Call of Duty, la guerre ludique

Dans les années 2010, les jeux militaires se déploient dans les rayons, tels que Battlefield ou Call of Duty. Sorti en 2007, le premier opus du spin-off de Call of Duty, Modern Warfare, fait écho à la guerre froide. Un Russe et un militaire arabe procédant à un coup d’État sont rangés dans la catégorie des vilains, et le joueur, incarnant trois personnages au fil des missions, est chargé de les abattre. Le monde est alors représenté de manière particulièrement binaire. D’un côté, le Moyen-Orient, dont on identifie peu les différents États, sous le contrôle d’un mouvement anti-occidental. De l’autre, la Russie, en proie à une guerre civile menée par les loyalistes du gouvernement et les ultra-nationalistes. Simple argument marketing censé contrer le succès de Mario, la « masculinité militarisée » devient un fer de lance pour les éditeurs américains, qui imprègnent le marché et diffusent une idéologie militaire pro-américaine, véhiculant des clichés issus des guerres passées (l’arabe anti-occidental, le terroriste russe), sans jamais placer son scénario dans un contexte plus large qui explique ces jeux de pouvoirs. Dans Call of Duty, les séquences entre les missions relèvent davantage de l’ordre de mission, que d’une prise de hauteur sur les actions menées par le groupe militaire auquel appartiennent les personnages du jeu. La culture militaire de ces jeux nourrit d’ailleurs le discours médiatique dénonçant la violence des jeux, accentué par la sortie de Grand Theft Auto, véritable blockbuster qui marque un tournant dans l’industrie du jeu vidéo.


De toute évidence, les balles des AK47 font vendre, sur fond de moteur graphique toujours plus novateur. La possibilité de jouer en ligne, les Youtubeurs qui diffusent leurs exploits et le renouvellement de l'univers maintenant futuriste n'enrayent pas le succès des jeux paramilitaires. Si une prise de recul est parfois nécessaire, il nous faut aussi questionner la guerre contemporaine telle que pratiquée par les États actuels.

Article lié : Violence dans le jeu, violence envers le jeu

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1 Vincent Berry, « De Pong à World of Warcraft : construction et circulation de la culture (vidéo) ludique », in Gilles Brougère, La ronde des jeux et des jouets, Autrement « Mutations », 2008 (), p. 22-41. 
2 Sébastien Genvo, « Du rôle de la masculinité militarisée dans la médiation ludique sur support numérique », Quaderni [En ligne], 67 | Automne 2008, mis en ligne le 05 janvier 2012, consulté le 03 octobre 2016.
3 Terme emprunté à Sebastien Genvo 
4 Vincent Berry, op. cit.
5 Sebastien Genvo, op. cit.