Le terrain de jeu du récit : l’espace dans les open worlds

© Andrew Neel

Le nouveau genre à la mode, c’est l’open world. En témoigne le dernier Zelda et son monde ouvert, qui rompt avec la narration linéaire de ses précédents opus. Assassin’s Creed et GTA en sont d’autres sagas ayant adopté ce game design depuis leurs débuts. Skyrim a bluffé l’audience lors de sa sortie en proposant un graphisme travaillé et un sens du détail inédit dans un monde aussi grand. Que nous disent ces open world sur notre façon de jouer le récit ? Comment comprendre l’importance de l’espace dans un jeu vidéo basé sur un monde ouvert ? Exploration de la map en cours.

L’écran, la map et le récit

L’écran est la première porte d’entrée dans le jeu vidéo. L’espace, à travers l’écran, est ainsi primordial. Il délimite par ailleurs l’espace de jeu, instaurant une frontière entre fiction et réalité. Ce qui se passe en dehors de l’écran n’appartient pas au jeu. Si le joueur n’est pas face à l’écran, il n’est plus dans la posture ludique. « La libre adhésion et la délimitation spatiale et temporelle sont des conséquences directes de la feintise ludique partagée : l’adhésion est libre parce que le dispositif fictionnel est une exemplication du mode d’interaction ludique, qui ne saurait s’établir que sur une base volontaire ; et, comme tout jeu, la fiction instaure ses propres règles, ce qui implique une suspension provisoire (et partielle) de celles qui valent en dehors de l’espace ludique.1 » Sans la volonté, le joueur ne joue pas. L’immersion est donc son choix. Toutefois, en tant que frontière entre espace fictionnel et réel, l’écran doit permettre au joueur de repérer l’espace au sein duquel il joue. Le joueur doit donc rapidement comprendre les règles pour s’approprier l’univers. Dans beaucoup de jeux celui-ci les découvre justement à travers l’espace. Si le système de déplacement est très souvent commun à l’ensemble des jeux et s’effectue grâce au joystick de la manette ou aux flèches du clavier, des indications supplémentaires s’affichent à l’écran pour guider le joueur. Ce n’est qu’en atteignant un certain point dans l’espace qu’une nouvelle règle apparaît, ou qu’un segment de l’histoire se joue. On retrouve notamment cela dans le fait que le joueur doit mener son personnage à un certain point de la carte pour activer la suite du récit et ainsi avancer dans l’histoire. Tant qu'il n'est pas arrivé à ce point, le temps est comme figé, bien que l’on observe à l’écran le paysage changer entre jour et nuit. Cela est d’ailleurs paradoxal à certains égards. Alors que deux missions peuvent avoir lieu dans la même journée, le joueur a la possibilité de jouer plusieurs missions annexes se déroulant dans une chronologie différente, entre ces deux missions principales.  Dans un open world, c’est à dire un monde ouvert, le joueur peut circuler à sa guise. La cartographie a son importance, notamment dans le fait que les quêtes soient liées à un lieu et non pas à une temporalité. L’espace est donc une donnée primordiale dans les jeux type open world.

Le terrain a également son importance dans l’évolution du jeu. Quand le joueur se rend pour la première fois dans une section de la carte, il n’a que très peu d’informations à l’écran. Pour qu’apparaissent ces informations, signifiées par des pictogrammes, il doit se rendre dans ce lieu, parler avec certains personnages, ou même se synchroniser du haut d’un clocher. Si le terrain de jeu permet à la fois l’immersion par l’appropriation du jeu par l’espace, il permet surtout de circuler dans l’histoire du récit.

Circuler dans l’histoire

Bien que le joueur connaisse son objectif principal, la découverte du reste des intrigues tient dans son exploration du jeu. Dans les jeux d’aventure en monde ouvert open world, la cartographie a une importance capitale car elle permet au joueur de se situer dans l’espace. « Presque entièrement noires au début, les cartes s’enrichissent progressivement à mesure que le personnage voyage et acquiert des informations. La solution complète du jeu correspond, de fait, à sa cartographie intégrale : un monde où il y a “quelque chose à faire” est donc un monde dont la cartographie est lacunaire. L’imaginaire de la quête est celui de l’exploration, de la découverte, de la conquête.2 » Les missions sont ainsi associées à un espace et non à la chronologie des événements du récit. Très souvent guidé par une lui indiquant le lieu dans lequel se rendre pour activer une mission, le joueur peut aller d’une mission à une autre en changeant de lieu. On observe une simultanéité des missions, qui peuvent être jouées en même temps : on a alors plusieurs espace-temps. L’histoire n’est donc pas linéaire. Le récit se voit cassé, interrompu. 


© Sebastien

Il faut préciser que le jeu repose sur une mission principale et une multitude de missions annexes, permettant d’explorer d’autres récits. C’est en interagissant avec certains personnages que le joueur peut choisir d’accepter ou non une mission. Si le joueur accepte une mission, il doit se rendre dans un certain lieu pour effectuer l’action demandée, puis revenir au personnage de départ pour récupérer sa récompense. Aucun impératif de temps n’est donné pour réaliser sa mission. Il faut cependant relever que certaines missions ne sont accessibles ou réalisables qu’après l’accomplissement d’autres missions. « Cette organisation de la narration et du level design par les protagonistes permet de maintenir l’illusion d’un ensemble de possibilités et de libertés, tout en contraignant par les relations sociales les déplacements du joueur à des zones prédéfinies, contribuant à donner sens à l’espace.3 » La caractéristique de monde ouvert contraint donc les concepteurs à fournir un travail de qualité sur la création de l’espace du jeu. En effet, en construisant une idéologie de l’exploration, l’espace est le terrain de jeu du récit.

Au-delà de la narration principale et de ses quêtes annexes, l’espace délimite à la fois le terrain de jeu mais aussi celui du récit. Cela signifie qu’entre chaque phase de la mission, le joueur a la possibilité de jouer librement. C’est-à-dire qu’il est libre d’explorer la carte en dehors de l’histoire globale. Dans l’exemple de GTA IV, les concepteurs ont pris en compte cette partie de navigation libre en mettant à disposition du joueur des objectifs annexes, qui ne sont pas liés à une quête4 : découvrir des coffres dissimulés, assassiner des voleurs en pleine rue ou s’entraîner au combat. Le joueur est incité à explorer, et est récompensé par l’obtention de points de compétence ou d’argent nécessaires à l’achat d’équipements ou de capacités spéciales.



Le joueur comme co-énonciateur du récit

Si le joueur contrôle le récit par ses déplacements dans l’espace et par ses choix de mission, cette liberté est relative. La carte n’est pas illimitée, et le joueur doit contenir son exploration à la carte imposée par les concepteurs. Cependant, cette liberté place également le joueur au centre du récit. Il choisit ce qu’il a envie de découvrir et d’apprendre, que cela soit sur l’histoire de son personnage, sur l’Histoire de l’univers au sein duquel il joue, ou sur le jeu en lui-même et ses possibilités. Cette expérience au sein de l’espace, partie du game design, place le joueur en co-énonciateur. « Ainsi, nous observons le jeu comme un acte d’énonciation auquel le joueur est invité à participer, non pas pour retrouver l’apparence des choses et un état fusionnel avec le monde, y compris le monde fictif proposé, mais pour vivre une continuité de sens entre le monde réel et le monde ludique. »5 C’est cette part de contrôle sur le récit, partagée avec le concepteur, qui permet au joueur de co-construire la narration. Ce mode de jeu participe à l’engagement du joueur, qui se sent alors impliqué dans l’écriture du récit.

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1 Jean-Michel Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Le Seuil, 1999. p244
2 John Crowley, « L’imaginaire politique des jeux vidéo », Critique Internationale, 2008/1 (n°38)
3Olivier Mauco, GTA IV, L’envers du rêve américain, Jeux vidéos et critique sociale,Éd. Questions Théoriques, coll. Lecture > Play, 2013 p32
4 ibid p31
5 Sébastien Genvo et Nicole Pignier, « Comprendre les fonctions ludiques du son dans les jeux vidéo », Communication [En ligne], Vol. 28/2 | 2011, mis en ligne le 27 juillet 2011, consulté le 08 août 2017.